8h54: Il est encore trop tôt pour moi. J'accuse le coup de ma veillée tardive, j'ai les yeux qui piquent et je me concentre difficilement sur mon livre. J'ai déjà relu deux fois le même paragraphe et je ne saurais toujours pas dire de quoi il parle. Mon esprit vagabonde un peu, je souris intérieurement du couple naissant assis à côté de moi, du mec qui cherche à être mystérieux - et se donner l'air mystérieux quand on explique comment créer un site web c'est pas toujours gagné - et qui montre un intérêt trop vif pour être parfaitement honnête aux activités de la danseuse qui lui fait face. Je souris, cette fois plus franchement, quand un SDF agrémente son sempiternel discours d'un : "alors il faut s'appeler Bernadette pour avoir des pièces jaunes? Moi j'aurais mis les boites dans les tabacs pour les SDF, ça aurait été plus utile!"
Un argumentaire un peu trop simpliste mais qui a au moins le mérite de trancher avec ce qu'on entend d'habitude. Et ça a l'air de marcher, au vu de sa récolte. Mais je ne lui donne rien. Ce n'est pas par mépris, indifférence ou méchanceté. Quand on habite Paris, très rapidement on s'habitue à voir des mendiants dans les transports en communs, de même qu'on voit des SDF sous les porches ou au-dessus des bouches de métro. Si on ne sombre pas dans le cynisme le plus total, décrétant qu'on ne peut rien y faire individuellement, on ne peut pas non plus prendre toute la misère d'une ville sur ses épaules. Moi j'ai pris le parti de choisir à qui je donne, et je donne à deux personnes : le premier fait la manche tous les dimanches devant la boulangerie, il a un air triste mais il fait pourtant l'effort de parler, d'être poli et quand il remercie il y a un éclair de chaleur dans ses yeux. Et puis il y a Christian. Christian, 54 ans, et une énergie folle. Lui il est sur la ligne B, et il ne fait pas que la manche, il distribue également des magazines pour SDF. Quand il déboule dans le wagon c'est une tornade, il se présente et commence son boniment, il a le nouveau numéro avec les restos à petits prix, il a son recueil de Sudoku avec les solutions. Il est dans la merde. Mais quelque part, on sent que tout au fond de lui il sait qu'il s'en sortira, peut-être parce qu'il n'a pas le choix...
18h46: Je rentre du boulot. Je suis mort de fatigue. Je m'endors presque sur la fin du chapitre. Et voilà Simone. Elle aussi je la connais, c'est une habituée de la ligne B le soir. Parce qu'il y a des règles implicites chez ces gens-là, on ne fait pas n'importe quoi, n'importe où et n'importe quand. Ce respect des territoires c'est comme un nouvel ordre social dans la misère, c'est parfois la seule stabilité qui existe dans leur vie. Simone donc, va nous dire qu'elle ne souhaite à personne de connaître le chômage, qu'elle est à la rue avec son gamin de quinze ans et qu'elle fait tout pour qu'il puisse continuer à aller à l'école ; qu'elle prend tout aussi bien les pièces, les tickets resto, ceux de métro ou les cartes de téléphone pour pouvoir appeler un hypothétique employeur. Son discours je l'entends avant même qu'elle l'ait prononcé, de sa voix fatiguée et oscillante qui font qu'au contraire de Christian on ne prête guère l'oreille à ce qu'elle a à dire. Et soudain, alors qu'elle commence à parler de son fils, sa voix vacille et meurt dans un petit étouffement. Elle tousse, essaie de continuer sa prose, en vain. Elle ne sait plus où elle en est, elle est perdue comme un acteur saisi d'un brusque trou de mémoire. Elle finit tant bien que mal, pour la forme, mais elle s'en va résignée. Elle sait qu'elle a raté l'occasion de récolter une pièce dans ce wagon, alors elle part en regardant à peine les voyageurs et elle passe dans le wagon suivant.
Et moi, moi qui ai assisté à la scène, moi qui semble être le seul à avoir prêté attention au petit drame qui vient d'avoir lieu, moi, je me sens tout petit, tout laid avec mes belles idées, ma belle conscience et mes petits états d'âme.